Les Architectes ne meurent pas toujours dans leur lit
Livre de François-S. BRAUN
Ouvrage disponible à la médiathèque de l'école
Critique de Jean-Claude Vigato
Les Architectes ne meurent pas toujours dans leur lit, un roman policier et architectural, édité par Le Lys Bleu, écrit par un architecte contemporain, François S. Braun. Comme le dit la quatrième de couverture, Braun est « fondateur d'une agence réputée. Enseignant impliqué dans la vie politique de sa profession, il a milité pour une architecture humaniste. » Ce qui explique ses thèses. Les élèves en architecture découvriront dans ce roman une évocation des travaux d'une grande agence parisienne des années 2000, mais aussi les aléas de la commande publique.
Dans quatre de ses chapitres, apparaît le célèbre Le Corbusier (1887-1965), trois où il est vivant et, dans le quatrième, où il est l'auteur d'un message posthume. Le premier daté de 1942 raconte un voyage à Berlin, (voyage sans doute imaginé : je n'ai pas trouvé sa référence dans les courriers publiés ; mais je ne connais pas toutes ses lettres en particuliers celles à sa mère madame Marie Charlotte Amélie Jeanneret). À Berlin, Corbu espère rencontrer Hitler pour s'entendre confier le rôle d'urbaniste des territoires conquis par le Reich. Il ne rencontrera que l'architecte préféré du Führer, son ministre Albert Speer, qui pressé l'écoute à peine. C'est une déception, qui succède à celle déjà éprouvée à Vichy. Les deux suivants sont datés de 1938, l'un en février, à Vézelay, raconte un dîner où se retrouvent en compagnie du Corbu, son épouse Yvonne dite Von, la décoratrice Eileen Gray et l'architecte et critique Jean Badovici, un couple en train de se séparer, et le créateur des Cahiers d'Art Christian Zervos et son épouse. Ce dîner voit Badovici, malgré ses réticences, céder à une demande pressante du Corbu, le laisser peindre des fresques sur les parois de E1027, la villa bâtie sur un projet d'Eileen à Roquebrune-Cap-Martin sur les rives de la Méditerranée. Badovici sait pourtant qu'Eillen, qu'il avait secondé pour régler les questions techniques, ne voudrait pas voir cette maison perdre sa blancheur.
Mais en avril, Corbu arrive à Roquebrune avec ses pinceaux, ses couleurs, bien décidé à effacer les formes de « cette diabolique petite Gray », s'emparer de son oeuvre, la faire sienne. Jalousie ? Quant au chapitre posthume, l'un des derniers, on y entend, lue par une jeune architecte une confession-testament écrite par Corbu (elle aussi imaginée). En révéler la teneur ce serait trahir le suspense, ce serait dévoiler une fin inattendue, mais que tout architecte ou élève architecte en ce début du vingt-et-unième siècle devrait lire, méditer et discuter.
Je reviens aux événements contés par l'auteur et au premier cadavre. Il se nomme Henri Ferracci surnommé Rico, un Méditerranéen dans la quarantaine, célèbre et célébré mais aussi détesté car provocateur. Lors d'une intervention en juin 2015 à la Maison de l'architecture d'île de France, il a annoncé qu'il ferait en septembre lors d'une manifestation organisée par l ‘honorable Académie d'architecture de la place des Vosges pour célébrer le cinquantenaire de la mort du Corbusier, des révélations sur les amitiés collaborationnistes et les partis pris dictatoriaux du grand architecte. Au sixième chapitre daté du 18 juin à 14 h 30, lors d'une visite d'un immeuble en construction, Rico tombe du huitième étage, le garde-corps d'une console ayant cédé. On apprendra vite que ce garde-corps a été saboté. C'est un meurtre. Une jeune architecte associée de Rico sur un projet pour la Mairie de Paris, bousculée, tombée sur lui, rattrapée puis évanouie, a vite été soupçonnée. Elle se nomme Pauline Denouël. Talentueuse, dynamique, elle va fusionner son agence à celle de Rico, comme il l'avait prévu s'il ne pouvait plus diriger la sienne. La nouvelle entreprise est baptisée « fAdA ». Son frère Élie avocat la sortira de sa cellule de garde à vue. Elle peut aussi compter sur un soutien amoureux et moral de sa compagne Carmen, une styliste.
Un autre personnage partage les interrogations de Rico puis de Pauline, Lionel Capitan, un géant de trente-trois ans, un historien de l'architecture qui étudie et enseigne le patrimoine de l'entre-deux-guerres à la Sorbonne, dans une école d'architecture et à l'EHESS. Il habite une maison, que son architecte d'origine islandaise a qualifiée de mimétique, bâtie à flanc de falaise au-dessus des boucles de la Seine à la Roche Guyon. Ami de Rico, il recherche des documents qui pourraient nourrir son opinion sur Corbu. Il tient une piste, alerté par la découverte d'un petit carnet rouge, journal tenu par la chanteuse réaliste Damia, qui fut une amoureuse passionnée d'Eileen, dont la bisexualité était et est connue. À Pauline venue lui rendre visite, il montre ses notes où il a recopié les paroles d'une chanson vengeresse à charge contre le Corbeau Jaloux. Après une rencontre avec une amie archiviste à Paris, à la Bibliothèque nationale, la chasse de l'historien le mène à Lorient dans l'ex-maison de Germaine Tillion à Plouhinec, où Charlotte Perriand aurait oublié sa serviette lorsqu'elle y était passée quelques mois avant sa mort. Une découverte : un carton à dessins retrouvé contient une lettre de Corbu à Charlotte datée de 1941, tentative de faire revenir du Japon à Paris cette collaboratrice avec qui il s'était fâché. Deuxième étape bretonne : à Concarneau. Dans une crêperie, Lionel croise un ancien de la Royale qui lui parle d'une visite du Corbu, décidemment inévitable, à la Cité radieuse de Nantes-Rezé, où le Maître a vécu une déception rageuse : la petite amie du marin aurait chamboulé ameublement et parois de la cellule qu'il avait dessinée. Mais Lionel est venu à Concarneau non pour y admirer la Ville Close mais pour rencontrer une autre de ses connaissances de quatre-vingt-quatre ans, Irène qui avait reçu elle-aussi la visite de Charlotte Perriand. Il découvre alors un porte-document oublié qui contient une correspondance entre Charlotte et Corbu et des dessins de l'ébéniste et sculpteur breton Joseph Savina. Puis Irène lui révèle qu'en 1968, au cours d'une escapade amoureuse, un menuisier rencontré à L'Étoile de Mer à Roquebrune lui a montré dans le Cabanon mitoyen de la guinguette une étagère comprenant un mince compartiment secret que Jeanneret lui avait fait installer. En août 2015, Pauline, Carmen et Lionel se rendent à Roquebrune. Dans la nuit du 8 août Pauline se glisse par une fenêtre à l'intérieur du Cabanon, ouvre le compartiment secret, découvre l'enveloppe, qui contient une confession-testament, que le 15 septembre suivant, à l'Académie d'architecture devant une assistance pléthorique, Pauline lit, commente alors que le manuscrit est projeté sur un écran.
La confession et son commentaire sont évidemment nés sous la plume de l'auteur, ce ne sont pas des documents historiques, mais ce n'est pas une excuse pour ne pas les lire. Il resterait à commenter cette ultime pirouette que notre auteur prête au Corbu, ce grand artiste si admirable mais aussi si détestable. Je vous invite à lire ce roman et peut-être à méditer et à discuter ce qu'il peut apporter à nos réflexions sur l'urbanisme corbuséen et celui à venir. Ah ! à la fin de la réunion de l'Académie, un homme s'effondre. C'est notre deuxième cadavre, un suicide au cyanure. C'est l'assassin. Bonne découverte, et bonne lecture.
Jean-Claude Vigato
Architecte, historien et passioné de l'architecture suisse notamment tessinoise, il a enseigné à l'école d'architecture de Nancy.
Ses publications phares : l'Architecture Régionaliste en France 1890 - 1950 en 1994, et Régionalisme en 2008,